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Storytelling
La chandelle vacillait encore, projetant des ombres dansantes sur les murs de la petite pièce de pierre. Albin, le maître des lieux, se tenait debout près de la fenêtre, son regard perdu dans le paysage brumeux des collines environnantes. Le silence de la nuit ne faisait qu’accentuer les murmures incessants de ses pensées. Depuis plusieurs semaines déjà, il sentait la tension monter, un poids invisible pesant sur ses épaules, comme une pluie fine et persistante que rien ne parvenait à dissiper.
Ses chambres d’hôtes, et tables d’hôtes, autrefois prospères et pleines de vie, semblaient aujourd’hui dénuées de cette chaleur et de cette effervescence qui les caractérisaient jadis. Oh, certes, les voyageurs continuaient de venir, de remplir les chambres, mais quelque chose avait changé. Ils arrivaient fatigués, pressés, les traits tirés par l’épuisement du voyage, à peine un sourire pour le salut. Et pourtant, ils repartaient bien souvent avec cette même lassitude qui les avait accompagnés à leur arrivée.
« Qu’est-ce donc qui ne va pas ? » se demandait Albin, les mains jointes derrière le dos. « Ce n’est point la nourriture, car nulle part ailleurs on ne sert des plats locaux aussi généreux. Et les chambres, elles sont toujours aussi confortables, bercées par le chant des grillons la nuit et les premiers rayons du soleil le matin. Alors qu’est-ce donc ? »
Son esprit revint à cette conversation qu’il avait eue avec un voyageur quelques jours plus tôt. Un homme d’une contrée lointaine, venu avec sa femme et son fils. Ils étaient restés trois jours, logeant dans la plus belle chambre d’Albin, celle qui donnait sur le jardin parfumé de lavande. Avant de partir, l’homme avait murmuré à Albin, presque comme une confession : « Ce petit-déjeuner, maître Albin, c’est cela qui fait revenir les gens. Votre pain encore chaud, le beurre crémeux, les confitures faites avec les fruits de votre verger. C’est cela qui leur donne envie de revenir. »
Albin se souvenait de cette remarque, certes flatteuse, mais qui, à ce moment-là, lui semblait anodine. Comment le premier repas du jour, un moment si simple, si éphémère, pourrait-il avoir tant de pouvoir ? Et pourtant, plus il y pensait, plus l’idée s’enracinait dans son esprit. Le petit-déjeuner, oui. Cela faisait bien des lunes qu’il n’y prêtait plus autant d’attention, le confiant à ses serviteurs sans plus s’en soucier. Mais si c’était là la clé de tout ?
Les voyageurs venaient de plus en plus nombreux, mais leur satisfaction semblait toujours teintée d’une étrange frustration. Ils partaient sans cette lueur de contentement dans les yeux, celle qui annonce un séjour réussi. Se pouvait-il que la première bouchée du jour, ce premier goût de l’hospitalité, soit la cause de leur insatisfaction ?
« Par tous les saints ! » s’exclama-t-il tout bas. « J’ai négligé l’essentiel. »
Albin se souvint de l’époque où il préparait lui-même ces petits-déjeuners, prenant soin de chaque détail. Il se levait avant l’aube pour cueillir les herbes fraîches, pétrir le pain, et veiller à ce que chaque convive se sente comme un roi à sa table. C’était là un rituel, presque une prière, qu’il accomplissait avec un dévouement sans faille. Mais avec les années, la fatigue avait eu raison de lui. Les affaires prospéraient, et il avait délégué ces tâches à d’autres. En vérité, ce n’était plus son auberge, mais celle de ses employés.
Un frisson traversa Albin à cette pensée. Il réalisa qu’il s’était éloigné de l’âme même de son établissement. Ce n’était pas l’argent ou le nombre de clients qui comptait. C’était cet art subtil de l’accueil, ce plaisir simple mais sacré de voir un homme, une femme, un enfant savourer un repas préparé avec soin, avec amour. Ce regard d’émerveillement, cette gratitude muette qu’un simple morceau de pain ou une tasse de thé pouvait provoquer.
« Il me faut revenir à l’essence, » murmura-t-il, sa voix se perdant dans le silence de la nuit. « Je dois redonner vie à ce moment, ce premier instant de la journée. »
Décidé, Albin tourna les talons, se dirigeant vers la grande table en bois massif qui trônait au centre de la salle commune. C’était là que tout se jouait, dans ces premières heures, dans ces gestes simples et familiers : rompre le pain, verser le lait, disposer les fruits frais. Il revoyait déjà dans son esprit les sourires des voyageurs, ce moment de calme avant qu’ils ne repartent sur les routes poussiéreuses, le ventre plein et le cœur léger.
« Demain, » se promit-il, « demain je serai le premier à me lever. Je ferai chauffer l’eau, je choisirai les meilleurs fruits, et je veillerai à ce que chaque assiette soit un hommage à ceux qui nous honorent de leur présence. »
Il sentait déjà une nouvelle énergie parcourir ses veines, une excitation qu’il n’avait pas ressentie depuis longtemps. Oui, il savait désormais ce qu’il devait faire. Le petit-déjeuner serait son offrande, son premier acte de la journée, un acte d’amour et de générosité.
« Demain, » murmura-t-il encore, un léger sourire aux lèvres. « Demain, tout recommencera. »