Un coup d’oeil sur la rivière noire et mystérieuse, du haut de la magnifique falaise, quand on sort de Domme

suffit pour qu’on emporte un souvenir d’une gratitude impérissable. Pour moi, cette rivière, ce pays appartiennent au poète Rainer Maria Rilke. Ce n’est pas plus la France que l’Autriche, ni même que l’Europe : c’est la terre d’enchantement que les poètes ont jalonnée et qu’ils ont seuls le droit de revendiquer - Henry Miller

« Depuis longtemps j’avais envie, entre autres, de visiter la vallée de la Dordogne. Je bouclai donc ma valise et pris le train pour Rocamadour où je débarquai de bonne heure, un matin, vers le lever du soleil, lune brillant encore d’un éclat vif dans le ciel. Coup de génie, de ma part, cette idée d’explorer la région de la Dordogne avant de me plonger dans l’illumination millénaire du monde grec. Rien que le coup d’œil sur la rivière noire et mystérieuse, du haut de la magnifique falaise debout à l’orée de Domme, suffit pour vous emplir d’un sentiment de gratitude impérissable.
Pour moi cette rivière, ce pays appartiennent au poète Rainer Maria Rilke. Ce n’est pas plus la France que l’Autriche, ni même que l’Europe: c’est la terre d’enchantement jalousement marquées par les poètes et qu’eux seuls ont le droit de revendiquer comme leur. Ce qui rapproche le plus du paradis, en attendant la Grèce. Le paradis des Français, mettons, par manière de concessions. Un paradis, en fait dont l’existence doit remonter à des milliers et des milliers d’années. Je suis convaincu que c’était bien cela pour l’homme de Cro-Magnon, malgré le témoignage fossilisé des formidables grottes, qui indique des conditions de vie plutôt stupéfiantes et terrifiantes. Rien n’empêchera de croire que si l’homme de Cro-Magnon s’installa ici, c’est qu’il était extrêmement intelligent, avec un sens de la beauté très développé.
Rien ne m’empêchera de croire que le sentiment religieux avait déjà atteint en lui un haut degré de développement et qu’il a fleuri en ces lieux, alors même que l’homme vivait comme une bête au fond des cavernes. Rien ne m’empêchera de croire que cette grande et pacifique région de France est destinée à demeurer éternellement un lieu sacré pour l’homme et que, lorsque la grande-ville aura fini d’exterminer les poètes, leurs successeurs trouveront ici refuge et berceau. Cette visite à la Dordogne fut pour moi, je le répète, d’une importance capitale: il m’en reste un espoir pour l’avenir de l’espèce, et même de notre planète. Il se peut qu’un jour la France cesse d’exister, mais la Dordogne survivra, tout comme les rêves, dont se nourrit l’âme humaine. »

Henry Miller, Le Colosse de Maroussi, 1958.